

Tentée par l'analyse du monde, je rêvais de faire des études d'économie politique ; mais je n'en ai jamais parlé sachant que mes parents n'auraient pas accepté que j'aille à l'université, lieu de dépravation ; déjà que collège et lycée publics étaient considérés comme dangereux ! Elevée dans la crainte de l'extérieur, j'étouffais un peu et désirais au contraire, connaître ces différents espaces comme attirée vers eux. Je fis donc des études d'assistante sociale, rien d'autre ne m'intéressait. Je compris bien plus tard que ce n'était pas un hasard mais que cela correspondait bien à mon chemin de vie.
Assistante sociale, devenue responsable de circonscription sociale, c'est-à-dire responsable et animatrice d'une équipe composée d'assistantes sociales, éducateurs, puéricultrices et médecin de PMI (Protection Maternelle et Infantile) et ceci à l'échelle d'un arrondissement. Très ancrés localement, nous travaillions au plus près de la population en lien avec d'autres services, des associations et en partenariat avec les municipalités.
Puis, création en codirection d'un centre d'accueil, accompagnement et formation de chômeurs de longue durée. C'était au moment des premières lois sur l'insertion sociale et professionnelle, ce centre était expérimental.
Ensuite consciente de mes acquis, consultante en action sociale, travaillant sept ans en cabinet conseil puis en indépendante. Dans cette dernière période, j'ai poussé assez loin l'analyse de cette fonction d'accompagnement de groupe et en adaptais la méthodologie.
Toujours curieuse et cherchant à comprendre et donc à savoir davantage sur les hommes et la société, j'ai continué ma formation :
Maîtrise de sociologie, en cours d'emploi. Le thème que j'avais choisi était : observer et comprendre comment, dans une ville ancienne et historique, s'harmonisaient l'ancrage dans la tradition et l'ouverture à la modernité.
Maîtrise de philosophie vers soixante ans. J'avais bien sûr choisi un thème de philosophie politique en lien avec mon métier et les interrogations d'alors : Les rapports établis entre l'individu et l'État au travers des politiques sociales en France. Plus de quarante ans de pratique sociale me donnait à voir et à analyser quarante ans de politiques sociales, avec leurs conséquences positives mais aussi avec tous les effets pervers ! Les écrits de Hannah Arendt m'aidaient à repérer ce qui se manifestait au travers de mes doutes et questionnements.
Une question centrale pour moi, et sans doute depuis le début de cette existence-ci, est le rapport de l’individu au groupe et donc la question de l’autonomie ou encore, dit plus justement, la question de l’individuation, non pas l’individualisme, mais la recherche et le développement du sujet en tant que personne spécifique au sein d'une communauté. Sachant que pour moi, ces deux aspects sont indissociables ; dans une période, je disais pour expliquer mon engagement militant : "j'ai besoin de mes deux pieds", l'un le rapport à la personne unique, l'autre la communauté sociale dans laquelle elle vit. Il ne peut pas y avoir d'insertion sociale si l'environnement n'est pas insérant. L'individu ne peut exister de façon équilibrée que s'il est amarré à une communauté de vie ouverte. De plus, formée à l'action communautaire et à l'autogestion, cette interaction me semblait essentielle, encore maintenant. C'est une question d'équilibre pour moi. On comprend d'autant mieux maintenant avec l'actualité, ses interférences permanentes entre tous les éléments qui constituent notre monde.
Peut-être puis-je me définir en mouvement, dans le mouvement de la vie, même si parfois j'étais statique ou un peu perdue.
Étonnamment, j'ai appris dernièrement que mon groupe sanguin correspondait au groupe nomade !...
J'ai déménagé plusieurs fois étant enfant du fait de la profession de mon père, mais j'ai également déménagé plusieurs fois en tant qu'adulte. Dans mon métier, dès que j'atteignais les limites du possible dans le service où je travaillais, concernant l'éthique et les objectifs de travail, je n'hésitais pas à partir ailleurs, vers d'autres horizons et donc vers d'autres expériences. Les événements de la vie ont aussi amené des changements. Mes enfants ont dû pâtir de ces exigences qui se révélaient sur les plans professionnels et militants et qui mangeaient une partie de mon temps. Je m'en excuse auprès d'eux. Nous en parlons parfois, conscients que cela est notre histoire commune et à chacun-chacune.
Je me suis aperçue également que souvent, presque toujours, je me trouvais "par hasard" à participer à la création d'un nouveau, au commencement de quelque chose à construire avec d'autres ; sans doute signe particulier de mon existence-ci. Par exemple : le travail social communautaire, le démarrage d'une autre forme d'organisation de travail (les circonscriptions d'action sociale, et dans un département nouveau suite au redécoupage administratif de la région parisienne) ; la création de la CFDT, du MoDem, des actions d'insertion professionnelle, la création d'équipe, etc. Cela a commencé même avec ma formation d'assistante sociale : je faisais partie de la dernière promotion qui avait un enseignement médical en première année (héritage des anciennes infirmières visiteuses à l'origine du métier) et la première promotion qui avait l'introduction de la sociologie et l'accentuation de la psychologie les années suivantes. Ce qui signifie, concrètement et symboliquement, être dans l'énergie de naissance, du processus de création du nouveau. Sur le plan des idées et du religieux j'ai également choisi de quitter l'ancien et de me laisser porter vers ce qui me correspondait le mieux profitant des rencontres qui s'offraient à moi pour m'ouvrir à d'autres perceptions et compréhensions.
Continuer, avancer, découvrir et me découvrir différemment au fil du temps, tout en gardant ce lien permanent entre action et réflexion. Cela s'est fait un peu tout seul car me paraissant évident. Il suffisait juste à chaque fois, que j'ose faire le saut vers l'inconnu malgré le doute et le nécessaire apprentissage du détachement, plus exactement du non-attachement, mais pourtant confiante, comme poussée par la Vie.