Le poids de la peur et l'immobilisme
- Nicole
- 16 mars 2022
- 20 min de lecture
Dernière mise à jour : 9 août 2022
Par nature et par culture, l’homme a tendance à reproduire ce qu’il connaît et ce qu’il sait faire
Pour exemple, le nourrisson a très vite vérifié que, s’il se manifeste par des pleurs ou par des cris, le biberon arrivera un peu plus vite pour le satisfaire. D’emblée situé dans une relation de nécessité, l’enfant apprend à jouer de son pouvoir tout en étant dépendant de ses parents. Toute notre vie, nous allons illustrer et répéter ce jeu en l’affinant selon les lieux et les personnes rencontrées, ce jeu de pouvoir qui s’exerce de part et d’autre dans une relation de dépendance et de domination et ce, en utilisant différents stratèges.
Cet exemple, si nous laissons libre cours à nos souvenirs, nous permet de percevoir et de nous rappeler toutes les situations possibles :
- parent attentif et dans une attitude juste
- parent acceptant ou non de se plier à la demande de l’enfant.
- parent abusant de son autorité pour retarder volontairement l’heure de la tétée
- enfant despote
- enfant docile et soumis
- etc.
Nous pouvons vérifier alors que le pouvoir effectif n’est pas forcément du côté de celui qui domine et qui a autorité.
Revenir au premier développement de la relation à l’autre en situation de dépendance est indispensable parce qu’elle est l’origine des constructions relationnelles que nous allons établir tout au long de notre vie, soit en prolongement direct, soit en opposition à ce mode relationnel. Toutes nos relations seront teintées de cette première histoire. Nous aurons donc tendance à répéter ce que nous avons vérifié dans notre première relation affective. Du fait de l’empreinte de cette histoire, l’homme est dans un système de répétition des modes relationnels tant qu’il n’aura pas perçu et compris cette origine pour, éventuellement, s’en libérer quelque peu.
Ainsi, nous pouvons dire que, du point de vue affectif et relationnel, l’être humain a une tendance naturelle à la reproduction de ce qu’il a déjà vécu tant qu’il n’aura pas perçu et éventuellement quitté si nécessaire, les repères acquis lors de l’enfance.
Si nous nous plaçons maintenant sur un autre registre, nous allons vérifier que l’être humain, davantage que les animaux, a la capacité de changement et d’invention. Il suffit de constater l’évolution scientifique et technologique au cours des siècles, ainsi que les nombreuses découvertes dans tous les domaines explorés jusqu’alors. L’être humain est doté de conscience, de sens de l’observation, de capacité à l’apprentissage, à l’accumulation de connaissances et à l’analyse, à l’anticipation et à l’expérimentation.
Cela signifierait-il que l’homme est en capacité d’inventer, voire de créer, quand il est dans la pensée et l’imaginaire, donc dans l’abstraction et l’imaginaire ?
Je considère que, dans ses tendances naturelles, l’homme, l’être humain, est régi par deux séries de forces contraires, l’une conservatrice et réductrice qui engendre des systèmes de reproduction et de répétition, l’autre vive et aventureuse qui lui permet de dépasser sa condition de vie tant sur le plan psychologique, qu’au niveau matériel, économique, politique et artistique.
L’art de vivre étant d’établir un équilibre suffisant entre les deux pour nous assurer la sécurité du connu tout en acceptant l’ouverture au nouveau et à l’inconnu, ouverture à l’autre et au monde dans toutes ses dimensions.
Depuis des années s'entretient une culture de l'insécurité. Certes, nous sommes dans une époque inquiétante où plusieurs éléments se conjuguent pour accroître la peur de la catastrophe. Détresse personnelle avec la crainte du chômage et de la précarité, de la maladie et de la mort, ou générale avec les modifications climatiques, les attentats et les zones de guerre qui n'en finissent pas de se manifester, ainsi que les guerres froides et conflits larvés entre certains pays, aujourd'hui la pandémie serinée quotidiennement.
Mais, au-delà de ces causes bien réelles qui mettent en doute nos capacités à vivre dans un monde serein, la nature humaine, telle que présente dans notre société, sombre facilement dans la peur. Plusieurs raisons à cela. L'histoire de chacun, chacune, révèle des peurs multiples liées au vécu de l'enfance et aux survivances des héritages personnels et familiaux, sans oublier la part des inconscients collectifs. Beaucoup ont écrit à ce sujet, je n'ajouterai rien. Mais, je souhaiterais évoquer ici ce qui, à un niveau collectif, me parait le plus déterminant.
La société moderne avec l'extension du capitalisme et l'injonction à la consommation, alimente les sentiments de rivalité, de compétition à outrance mais aussi la peur de ne pas réussir et de ne pas avoir assez pour vivre. Certains semblent tout posséder et avoir une destinée privilégiée alors que d'autres sombrent dans le fatalisme écrasant des difficultés. La peur de l'échec est d'autant plus présente que l'échec est souvent sanctionné dans notre société française y ajoutant une valeur moralisatrice, "si tu échoues, tu n'es pas digne d'être de notre famille, de notre groupe social" ; voire même l'échec des uns fait le bonheur des autres qui vont se jeter sur la dépouille à leur seul profit (banques, institutions, ou collègues). À une époque, je travaillais sur la question de l'accompagnement des agriculteurs en difficulté. J'ai beaucoup appris sur le pouvoir de potentats locaux, eux-mêmes riches exploitants agricoles et bien implantés dans différentes structures politiques, financières, institutionnelles, et ne favorisant aucunement des négociations favorables aux petits exploitants car prêts à racheter leur terre ! Une société de coercition où chacun se sent piégé et dans l'obligation de faire face à un avenir qu'il n'a pas toujours choisi et dont il ne sait se défaire. De plus, le fonctionnement éducatif, au sein des familles et du système scolaire, ne prépare pas suffisamment à affronter puis modifier cette situation. N'oublions pas que la France est depuis des siècles dans une culture fondée sur la hiérarchie et la puissance du seigneur, qu'il soit parent, roi, évêque, président de la république, chef d'entreprise ou tout autre leader ou organisations reconnues.[1] Nos structures de la pensée et de la perception sont programmées ainsi. Malgré les critiques et contestations fréquentes, peu remettent en cause réellement l'autorité hiérarchique car, s'ils arrivaient au pouvoir, ils l'utiliseraient également comme revanche ou comme solution unique à la gouvernance. C'est ainsi que perdure le système de répétition.
"Un tiens vaut mieux que deux tu l'auras". Si nous rêvons sans cesse de nouveau en même temps nous craignons de perdre ce qui est, entre autres perte des avantages acquis ; même s'ils sont médiocres ils sont au moins connus, "on fait avec". Avec la crainte de l'inconnu, on se cramponne au présent. Plus rien d'autre n'a d'importance que les biens et le confort du moment qu'il soit matériel, psychologique ou intellectuel. Quelque chose de nouveau dérange nos habitudes et nos repères. Et ce fameux principe de précaution ainsi que la judiciarisation extrême paralysent, dans certaines situations, plus qu'ils ne protègent. Ils renforcent même cette mentalité de peureux et la revendication s'il y a un problème malgré tout, car il faut un bouc émissaire pour sortir de cette peur tenance de la maladie, du handicap ou de la mort, réels ou symboliques. Cette tendance va à l'encontre de l'éducation à la prise de risque, à l'aventure. Ces aventuriers en tous genres, réels ou imaginaires, nous fascinent parce qu'ils réalisent ce que nous n'osons pas faire, mais nous franchissons rarement le pas pour les suivre. Nos différentes croyances sur nous-mêmes, nous enferment. "C'est trop difficile, je n'en suis pas capable, ça ne se fait pas, c'est trop risqué, que vont penser les autres, etc." … Que faisons-nous de l'ouverture à la vie qui par définition, n'est que mouvement ?
La vie n'a de valeur que parce qu'elle est confrontée à sa finitude, la mort et ses limitations, l'incertitude du lendemain. Seul le présent existe réellement. Alors pourquoi ne pas choisir le meilleur ?
C'est la situation précaire de la vie qui lui donne sens ; la précarité est consubstantielle de la vie.
Si je transpose au niveau social, une société trop normée est une société morte où le vivant dans sa recherche de normativité ne peut plus s'exprimer, ne peut plus être et disparaît.
Accepter, au sens de reconnaître pleinement, la précarité d'autrui c'est accepter la précarité de sa propre existence quelle que soit sa situation personnelle ; c'est en ce sens que nous sommes solidaires sur des bases saines et vraies. Sinon, c'est satisfaire sa bonne conscience et se mettre en situation de supériorité ; agir pour sauver l'autre de sa détresse est, en quelque sorte, prouver à soi-même son pouvoir en dominant sa propre angoisse de la misère et de la mort, par l'intermédiaire de la personne que l'on aide. Le rapport à l'autre et à sa situation est alors faussé par la projection que l'on établit. On est dans la confusion (con-fusion, fusion avec) et la bonne réponse, la réponse adaptée, ne pourra pas être trouvée. Bon nombre d'associations sont remplies de bénévoles n'ayant pas conscience de ce risque et ne prenant aucune distance quant à leur propre ressenti. Ceci peut entrainer des abus de pouvoir sur l'autre malgré les bonnes intentions énoncées. Nous le vérifions fortement lors de la pandémie au coronavirus. Le gouvernement et le Président de la République veulent à juste titre, protéger la population. Mais cette volonté devient une obsession, trouver à tout prix la solution et montrer sa capacité de sauveur. Manque de distanciation, manque de réflexion, se crée la pensée unique sans analyser l'ensemble des paramètres. Les profiteurs multiples (businessman, personnes en quête de reconnaissance intellectuelle ou sociale, etc.) se réjouissent ; ils utilisent cette faille et s'engouffrent dans cet espace de panique pour proposer LA solution à tous les maux et se faire un maximum de publicité. C'est le cercle infernal, la perte du bon sens, les gens ne savent plus quoi dire ni penser, ils sont perdus jusque dans l'abandon de leur esprit critique. L'État devient autoritaire et indique la voie unique et pour compléter, exorcisme collectif avec la désignation des boucs émissaires, les non vaccinés, solution magique pour éloigner ce qui semble inéluctable[2] ! Véritable tragédie digne des écrits de l'Antiquité ou du Moyen Âge ! Nous nous croyons évolués mais nous n'avons pas quitté les schémas archaïques et peu sont ceux qui en ont conscience. Pourtant, le premier rôle et la première fonction de l'État est d'être régulateur et d'indiquer la ligne majeure pour le bien vivre ensemble. Ce rôle disparait de plus en plus, surtout au cours de ces dernières décennies et s'est transformé en un rôle de gestion. L'État ne sait plus être régulateur dans sa politique intérieure. Nous en subissons malheureusement les conséquences constamment et dans tous les domaines, mais sans nous en apercevoir, trop contents que Mr le Président pense à notre place et veille sur nous comme un bon père de famille ! …
Les attentats des dernières années ont créé un état de choc individuel et collectif, sensation réalimentée par la pandémie. L'angoisse devient terreur face au chaos ou à notre propre disparition. Tout faire pour s'en éloigner. C'est ainsi que le terme de sécurité est psalmodié régulièrement par tout à chacun. Mais cette demande extrême de sécurité crée en réponse, un contrôle extrême au niveau de la société et s'immisce même dans l'intime de nos vies. Subrepticement, nous lâchons initiatives et responsabilités au profit d'une protection excessive des pouvoirs publics. La société de contrôle est née de par notre propre supplication ! Le moment est venu de choisir. Que voulons-nous vraiment ? Maintenir et amplifier une société de contrôle et de manipulation telle que décrite par Orwell dans 1984 ou pire peut-être ? Aujourd'hui plus besoin d'enfermement, la surveillance est partout, en continu et sans contraindre. Gilles Deleuze énonçait prenant exemple de l'autoroute : "des gens peuvent tourner à l'infini sans être du tout enfermés tout en étant parfaitement contrôlés. C'est ça nos sociétés de contrôle et non des sociétés de discipline". Manifestation collective du syndrome de Stockholm ! "Se soumettre à une autorité dont on croit qu'elle veut notre bien, plutôt que perdre ses illusions, de connaître le deuil, la colère, le sentiment d'injustice…" M.E. Dupont, psychologue. Mais, "c'est fatiguant d'être libre" ! Choisir, car nous ne pouvons pas nous construire ni être heureux si, constamment, quelqu'un ou l'Etat se substitue à nos faits et gestes.
Nous apprenons dès le plus jeune âge à nous protéger de tous les dangers de l'existence, à nous méfier des autres, des situations méconnues. Nos parents acceptent de nous apprendre à marcher, mais surtout dans des routes bien tracées. Le plus souvent, le système éducatif inculque ces mêmes principes. Changer de principes et de méthodes conduirait vers un meilleur avenir pour chacun et pour l'ensemble. Apprendre la confiance en soi, apprendre à découvrir son potentiel, apprendre la confiance en l'autre et la dynamique de la vie.[3]
Ces peurs plus ou moins viscérales nous entraînent vers le besoin de domination. Contrôler, maîtriser, nos vies, nos sentiments et aussi parfois, ou souvent, contrôler la vie des autres, "que leur vie ne vienne pas déranger la mienne ou mettre des doutes sur mon existence".
De plus, l’implantation de la machine, de l’électronique et des multimédias raccourcissant le temps, l’espace et diminuant notre sensation d’effort au labeur, nous coupe du contact avec la nature et de notre condition d’homme appartenant au monde naturel. Nous n’avons plus le même rapport aux choses, tout nous semble possible et illimité et nous ne supportons plus l'effort, le hasard ni l’imprévu. Saurons-nous encore marcher, pédaler dans quelques années, avec tous ces nouveaux moyens électriques pour se transporter ? L'effort sera-t-il réservé aux salles de sports, un lieu, un temps spécifique, mais plus dans le quotidien de nos vies ?
Les gouvernements n'échappent pas à ce système de réactions. La maîtrise, ne laisser aucun espace vide d'où pourrait naître l'imprévu et donc nous surprendre, nous prendre au dépourvu. Ils appliquent eux-mêmes cette façon de faire, tout calculer et tout prévoir, et de plus en plus sous la pression de la demande, voire de la supplication, des individus ou des groupes : ne rien laisser au hasard qui puisse ternir le bonheur quitte à y perdre sa liberté. Ainsi se creuse la séparation de plus en plus grande entre ceux qui gouvernent et ceux qui sont gouvernés renforçant la relation de domination et d’assujettissement et limitant la possibilité et même le désir d’initiative. [4]
Je me souviens d'avoir fait une expérience très intéressante sur la signification de la peur et la manière dont on l'entretient ou non. Cette prise de conscience m'a transformée.
C'était début des années 2000. Je m'offrais un temps de répit et de découverte dans un centre de vacances près du Plateau d'Assy. Un paysage magnifique, une bonne ambiance familiale et sympathique. Je goûtais ces moments. Un accompagnateur de moyenne montagne proposait les après-midi une petite randonnée, j'étais partante à chaque fois. Nous quittions le centre et très vite, engagés sur les chemins, le bruit de froissement de l'air des parapentistes juste au-dessus de nos têtes, qui nous frôlaient presque. Une piste d'envol se trouvait non loin de là. Emotion pour moi ! Depuis des années, les voir sillonner le ciel, en douceur semble-t-il au-dessus des montagnes, virevolter très haut dans l'azur, me fascinait et me faisait envie. Là, l'occasion était trop belle, je ne pouvais pas passer à côté. Je décidais de prendre rendez-vous pour un baptême de parapente. Je ne me voyais pas prendre des cours et faire cela seule et à mon âge. Je voulais essayer quand même. Il me fut proposé un rendez-vous le mardi suivant. Ravie mais un peu craintive, c'est impressionnant malgré tout ! Le matin du rendez-vous, téléphone, un empêchement, rendez-vous repoussé au lendemain. J'étais déçue mais ce n'était que repoussé. Le lendemain, le moniteur annulait à nouveau le rendez-vous parce qu'il devait assurer des cours et ce fut remis au vendredi. J'acceptais, pas d'autre possibilité, mais à contre cœur. "Ils me prennent pour qui ?" La crainte aussi de ne pas faire ce baptême de l'air car mon séjour arrivait à son terme. Je m'aperçus alors que l'appréhension de cet envol avait quasi disparue car le désir de ce baptême était de plus en plus fort au fil des jours. "Je veux le faire, j'y tiens" était la seule chose qui comptait auquel s'ajoutait un peu de colère envers ces gens qui ne respectaient pas les engagements pris à mon égard. Si près du but, ça ne pouvait pas être infaisable, ce serait trop triste et décevant ! Le jour J… Enfin cette fois c'est vrai, je me lance, je réponds à ce rêve ! Un moment de stress, mais quand, harnachés ensemble le moniteur gonfla la voile, je me sentis aussitôt tirée vers l'arrière, quelle force ! La consigne était de courir pour décoller au bord du terrain, mais des efforts énormes étaient à faire tant l'aile résistait. Puis l'envol ! Magie ! Il est difficile pour moi de trouver des mots pour décrire ce que je ressentais dans ces instants. Beauté, douceur, extase peut-être. Et sécurité, car je sentais le corps du moniteur contre moi, je percevais aussi ses efforts pour diriger le parapente. Je sentais l'air sur mes membres. Moi qui aime l'avion, là je percevais par moi-même, corporellement, que l'on se frayait un passage dans l'air. Je découvrais un autre monde, une mobilité différente. Quitter en quelque sorte l'attraction terrestre change les repères et ouvre à d'autres perceptions. Je mesurais à quel point ce vide, comme on le nomme, ne l'est pas, l'espace est matière, il n'est pas vide, il est plein. Je sentais la résistance de la voilure et les courants d'air, ces vents si faibles soient-ils qui peuplent le ciel et au milieu desquels on naviguait. On faisait un avec eux et on jouait ensemble, dans cet espace immense qui semblait immatériel. Sensation inoubliable et prise de conscience forte ! Que d'illusions pouvons-nous nous faire ! tant de croyances fausses ! J'ai compris aussi que nous fabriquons la peur autant et aussi vite que nous pouvons la détruire car, en cet exemple c'est une construction du mental. Notre mental s'agite au lieu d'être ouvert à ce qui est, simplement. En l'occurrence, à la beauté extrême de ce qui est.
De retour au centre juste avant le déjeuner, tout le monde était là, debout dans un coin de la salle à manger, à m'attendre et à m'interroger : "alors, c'était comment, tu n'as pas eu peur ? Tu es courageuse de faire ça !" Et moi, surprise d'être devenue tout à coup l'héroïne du jour, je racontais avec enthousiasme, leur suggérant d'essayer à leur tour. "Ah, non, j'aurais trop peur" disent les uns et les autres et ne voulant guère admettre ce que je disais. Je les encourageais pourtant, expliquant ce que j'avais compris. Peu en accueillait vraiment le sens. Même plus tard, quand je racontais cela à des amis, la plupart me prenaient pour quelqu'un avec des idées bizarres de dire que le vide est plein et que la peur se fabrique. Même si théoriquement nous le savons tous, l'imprimer dans le vécu, en soi, est difficile. Passer outre nos peurs qui nous empêchent de nous réaliser pleinement, suppose la reconnaissance et l'acceptation profonde de nos limitations dues au mental.
Je considère deux sortes de peur. Celle qui surgit en présence d'un événement dangereux brutal, inattendu qui, soit nous immobilise terrassés par la peur, soit nous fait fuir à toutes jambes. Cette manifestation spontanée, incontrôlable est l'expression fulgurante de notre instinct de survie. Notre être réagit en urgence car il connait de tout temps ce danger par les mémoires engrangées depuis très longtemps. Tout notre être est engagé, physiquement, émotionnellement également au niveau cérébral. Remercions-le de cela. En dehors de cette situation, les autres peurs sont des sentiments fabriqués par notre mental et la manifestation présente de mémoires anciennes non dénouées, inscrites dans nos cellules et notre égo. Certains vont accepter ce sentiment qu'ils en recherchent ou pas les causes. D'autres vont opérer un déni de ce sentiment de peur par des explications intellectuelles sur les causes éventuelles de leur réticence, causes extérieures à eux bien sûr. Le déni de la peur est alors le déni de notre vulnérabilité. Pourtant, nos faiblesses font partie de notre être et de la vie, comme le sont nos capacités. Nous ne serions pas humains sans ces deux aspects de nous-mêmes.
Nos croyances sont tellement fortes et nous ne voulons surtout pas les quitter ! Elles sont nôtres et aussi ce que nous sommes. Pourquoi changer ? Vouloir le changement c'est perdre, perdre ce qui était avant. La crainte de la séparation, de la mort n'a pas été dépassée et se traduit au quotidien.
Nous pouvons reprendre ici une pensée de Sénèque : "Le passé est possession, l'avenir est imprévisible." Notre besoin de sécurité se confronte à notre désir de changement, de découverte et d'assumer pleinement notre aventure humaine. Ceci se joue tant au niveau individuel qu'au niveau du collectif social et depuis toujours. Mais la société moderne occidentale, de par son évolution, nous a fait perdre de plus en plus le goût du risque dans la vie quotidienne et n'éduque plus à cela.[5] Contrairement à ce que l'on croit, le courage n'est pas de faire des choses inhabituelles. Le courage est de calmer et vaincre son mental trop présent et nourri par l'égo déformé, résultat de l'histoire individuelle et collective. C'est la résistance au changement pourtant amorcé, qui nous fait mal. Nous le vérifions nettement en ce moment. Le changement climatique nécessite des transformations profondes dans notre manière de vivre, de produire et de consommer, tout le monde en convient. Mais les tensions sont fortes entre ceux qui veulent résister le plus longtemps possible et cherchent à louvoyer et ceux qui sont prêts à faire le saut ; c'est un des grands malaises actuels et au niveau mondial. Ce n'est pas le changement qui fait mal, c'est la résistance au changement.
Nous sommes aussi porteurs de mémoires transgénérationnelles. Elles se manifestent dans notre inconscient et nous amènent, souvent à notre insu, à reproduire des actes ou des comportements vécus de façon similaire lors d'événements précédents. Certains les nomment les fantômes et les loyautés familiales et collectives[6]. Les émotions ou les sidérations vécues à l'époque n'ayant pas été totalement expurgées, elles s'enkystent et se transmettent de génération en génération, jusqu'au moment où ce travail d'épuration sera enfin accompli.
Si nous avons conservé quelques bénéfices des révolutions dont nous avons été initiateurs, nous n'avons pas empêché la reprise du pouvoir par une certaine élite, et nous avons engrammé cet échec comme la culpabilité de l'assassinat du roi. Mémoires qui nous taraudent car la tâche est inachevée. Les deuils, les échecs, et les frustrations n'ont pas été accomplis. Il serait opportun de libérer ces mémoires afin qu'elles ne se transmettent plus de génération en génération.
Les commémorations, quelles qu'elles soient, ont un rôle important dans la reconnaissance du traumatisme à condition que cela signifie prendre acte de l'évènement et effacer les mémoires de souffrance, toute forme de colère, de ressentiment ou de culpabilité engrangée depuis des décennies ou des siècles. Ce qui n'est pas toujours le cas. Les blessures restent vives parfois même entretenues, dit-on pour ne pas oublier.[7] Se souvenir de l'événement est important pour en tirer des leçons et ne pas se couper de son histoire, mais il est tout autant nécessaire de lâcher les ressentiments qui mettent le passé au présent et donc en décalage avec ce qui est. Sinon, les paix intérieures ne peuvent pas aboutir ; en voie de conséquence la guerre extérieure demeure même en demi-teinte.
C'est ainsi que nous crions toujours "à bas le roi", ou encore "le pouvoir au peuple" sans jamais prendre les moyens ni inventer ensemble une autre forme de structure de gouvernement républicain. Nous restons figés dans nos histoires et idéologies anciennes, alors que le monde a changé. Collés au passé, agrippés à un futur possible qui n'existe pas, il nous est difficile d'envisager un nouveau présent. Le rêve et l'imagination ont besoin d'espace vacant pour advenir.
"Je ne peux pas changer, c'est moi, je suis comme ça." Beaucoup pensent effectivement que changer soi, en profondeur, est impossible et de surcroît ils ont la crainte de ne plus se reconnaître. Depuis longtemps, ils existent et ils s'affirment dans leur caractère particulier (intransigeance, rigidité, autoritarisme, machisme, timidité, victimisation, etc.). Revendiquer ce qu'ils sont, fait partie de leur reconnaissance personnelle et extérieure. Que deviendraient-ils si cela changeait ? Existeraient-ils encore ? Seraient-ils remarqués ? Ils ont construit leur identité sur ces caractéristiques imaginant être ainsi eux-mêmes alors qu'il s'agit de la manifestation de l'égo, de ce que j'appelle le personnage et non de leur être profond.
Des théories ou croyances affirment que l'on ne peut pas changer le caractère de la personne. Cependant il est possible de l'aider à atténuer ses tendances néfastes pour lui permettre d'être au mieux avec elle-même et avec les autres. Freud énonce de nouvelles réponses. S'il est difficile de transformer ce que nous sommes, en prendre conscience est déjà un bienfait et modifie par ricochet nos perceptions, notre regard et donc nos sensations. Les souffrances s'apaisent en les reconnaissant et en les replaçant dans l'histoire personnelle. Cet acte de prise de conscience et d'élargissement de la compréhension de soi, et donc des autres, permet de vivre mieux le présent.
Jung va plus loin dans la démarche psychanalytique et s'inscrit davantage dans le mouvement de la vie. Il affirme et il expérimente qu'un changement en profondeur est possible. La personne qui se trouve au temps présent, dans des situations semblables à celles vécues précédemment et qui l'ont marquée de façon douloureuse, peut les vivre différemment si le contexte relationnel, environnemental n'est plus le même. Elle pourra ainsi faire une expérience nouvelle qui s'inscrira dans son histoire et modifiera les anciennes traces. C'est au-delà de la reconnaissance du passé, c'est la transformation des mémoires inscrites en elle profondément, qui ouvre de nouvelles portes et, en conséquence, permet un véritable changement et une réappropriation différente du monde. Si cela est facilité (peut-être même indispensable) par l'accompagnement d'un thérapeute compétent et qualifié, il est possible cependant pour quiconque d'apprendre à s'interroger sur soi, de reconnaitre avec honnêteté sa façon d'être et de réagir, de voir comment l'égo fonctionne, envahi d'histoires anciennes, pour faire croire à des pensées et des chemins erronés. Attention, vigilance et détermination sont nécessaires et suffisantes pour sortir du marasme qui freine l'épanouissement. L'important c'est le désir, la détermination et l'attirance pour ce changement qui dynamise et réalimente la vie intérieure, le goût de vivre pleinement. La vie est dans le mouvement, pas dans la statique, encore moins dans le ressassement. La souffrance est de l'ordre de la matérialité, s'en libérer rend plus léger, plus lumineux et contamine positivement l'environnement. …
L'évolution culturelle du peuple notamment en France et en Occident, s'est faite peu à peu. Au lieu d'assumer notre condition humaine de finitude et de se confronter à la mort, l'intégrer dans nos vies comme le faisaient les Anciens et comme le font encore certaines cultures, nous avons voulu l'éloigner le plus possible. Les cimetières ne sont plus au centre de la ville. Rare sont les veillées auprès du mort transporté rapidement dans un funérarium. On ne parle plus de la mort au sein des familles et beaucoup même ne parlent pas de leur maladie. Collectivement, nous sommes dans le déni de la mort. Y être confronté n'est plus naturel, cela est devenu inconcevable[8]. La science, elle, continue à chercher par tous les moyens à repousser les limites de l'humain jusqu'à penser vivre ailleurs, sur d'autres planètes, si la terre ne nous supporte plus !
Ce besoin de se perpétuer est d'autant plus fort que nous avons perdu le goût à l'immortalité tant rechercher dans les cités grecques de l'Antiquité. L'attente de l'éternité, quitter ce monde pour atteindre le divin, fut amorcé par Platon et renchérit par le christianisme. Peu importe la vie présente sinon pour acquérir l'entrée au Paradis, cet ailleurs non terrestre. L'espoir d'une vie meilleure, mais pas ici. L'immortalité est autre, d'une autre nature. Il s'agit d'acquérir reconnaissance par ses pairs grâce à une "vie bonne" et de "bonnes actions". Risquer sa vie pour quelque chose de Beau, d'honorable ici, maintenant, sur terre ! Cela invite au dépassement, donne une perspective de vie intéressante quelles que soient ses croyances. Ainsi, les artistes et les artisans dont les œuvres traversent les décennies, voire les siècles. De même pour les penseurs et les grands hommes publics. Leur mémoire demeure, ils traversent le temps et continuent à vivre dans ce qu'ils ont légués. Sans l'un de ces deux paramètres la vie n'a pas de sens, il faut donc l'épuiser au maximum et refuser toutes limitations. Mais, centrés sur les biens matériels, il n'y a plus de transcendance quelle qu'en soit sa forme. Plus de liens qui nous unissent dans une même destinée précaire. Chacun est seul avec sa vie à laquelle il s'agrippe et qu'il ne veut pas perdre, et ne veut rien perdre en quoique ce soit. C'est ainsi que s'explique les paniques individuelles et collectives dès que survient un événement inattendu et potentiellement dangereux.
La plupart des philosophes nous rappellent notre finitude, la mort inéluctable, de quoi se désespérer ! Mais nous oublions l'impermanence des choses, tout bouge constamment. Ce que je vis et ressens à l'instant n'est pas ce qui sera dans un autre moment. La vie elle-même est faite d'événements nouveaux de jour en jour, si petits soient-ils. Accueillir simplement cet état de fait, l'impermanence, change notre regard, notre attitude au monde. De plus, la peur peut être aussi bien un frein qu'un levier quand elle favorise la prise de conscience de ce qui ne va pas. H. Arendt parle du principe de natalité. En effet, si le changement est du registre de la perte, que l'on peut assimiler à une petite mort, il est aussi, en voie de conséquence, du côté de la naissance ou de la renaissance puisqu'il ouvre au nouveau. La vie est mouvement, la statique est la mort. Retenir la vie, se crisper pour ne rien changer nous met dans un état de suffocation. N'oublions pas cette image de la respiration et son sens réel : on naît en inspirant, le premier cri de l'enfant qui déploie ses poumons ; on meure en expirant, le dernier souffle. Au quotidien, l'expire est l'expulsion de l'air vicié en nous pour accueillir l'oxygène qui nous nourrit. L'expire, le lâcher prise, est indispensable pour faire place, accueillir le nouveau souffle, la vie, et déployer ses ailes. Peut-être là se trouve notre principale crainte : se découvrir soi-même véritablement et oser manifester la vie en soi. Le défi pourrait donc être : agir, et non réagir à ce qui est, et laisser circuler la vie en soi, à travers soi et au-delà de soi.
[1] Cf. Pierre Rosanvallon, Le Modèle politique français. La société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Ed. Le Seuil, 2004 [2] Rappelons que d'autres vaccins, des "vrais" vaccins, existent mais ne sont pas validés en France ni en Europe ; que des médicaments efficaces diminuent en deux jours la température et la gêne respiratoire évitant ainsi l'hospitalisation ; interdits par le gouvernement et pourtant connus depuis longtemps ! [3] Cf. Célestin Freinet, peu reconnu en France, et le Mouvement de l'Education Nouvelle qu'a rejoint Maria Montessori. Deux pédagogies pourtant différentes, mais mettant l'enfant au centre. [4] Renforcé en France par la structure centralisatrice de notre pays [5] Mettre sa vie en danger, se risquer, ne se manifeste plus de la même manière ; au travers de certains exploits sportifs, il s’agit, là encore et surtout, de repousser au plus loin possible les limites du corps humain comme s'affranchir de sa condition d’Homme. [6] Cf. Anne Ancelin Schützenberger, Psycho-généalogie, Ed. Payot, 2015, Bruno Clavier ; Les fantômes familiaux, Ed. Payot, 2014 [7] De la même façon en cas de perte d'un être cher, le culte de la personne disparue maintient l'événement présent et ne permet pas la progression du deuil. [8] Dans ces conditions, le travail de deuil n'est pas possible puisque la mort en tant que telle, est refusée.

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