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Les champs de pissenlit

Le sacré, le profane et le rationalisme outrancier

  • Photo du rédacteur: Nicole
    Nicole
  • 16 mars 2022
  • 7 min de lecture

Dernière mise à jour : 10 janv. 2023


Depuis quelques décennies, réapparait l'emprise religieuse dans l'espace public, non seulement dans les débats en France ou en Europe, mais aussi par le nombre d'États religieux ou dépendant de la religion, sans compter l'augmentation des guerres civiles ou conflits ethniques sous couvert de religion ou prenant la religion comme otage. On peut s'interroger sur cette recrudescence.

La perte du sacré dans l'espace social en est certainement une des principales raisons

Le religieux permet à l'homme de lier les éléments entre eux, de se vivre au milieu des autres et de la nature, d'interpréter sa présence sur terre et de tenter de répondre à cette question centrale et mystérieuse de la vie et de la mort qui les taraude sans cesse ! Les religions et les philosophies livrent une conception du monde, donnent un mode d'emploi pour résister à l'angoisse de la mort et donner sens à la vie. Agnostique ou croyant, chacun choisit pour soi-même ce qui lui convient. Mais qu'en est-il au niveau de la société, de l'être ensemble ? Les événements actuels nous confrontent souvent à cette question cruciale que l'on nomme laïcité, et le difficile concept de société laïque.

Il me semble que voir cette question sous les seuls angles de la régulation sociale et du droit, ne permet pas de résoudre ce problème. La crise, car c'est une crise profonde je pense, vient du fait que nos sociétés modernes ont chassé de leur sphère publique, toutes manifestations symboliques sacrées. La société d'aujourd'hui a exclu tout évènements cathartiques qui permettaient auparavant de se reconnaître semblable face à ces grandes interrogations humaines. Car en effet, l'être humain partage avec tout autre sa fragilité face à sa propre finitude, quelles que soient ses origines sociales, ethniques ou ses croyances.

Auparavant et dans toutes sociétés, la régulation sociale, l'affranchissement de la peur, s'actaient dans des moments de fêtes populaires hautement symboliques et riches d'enseignement pour chacun. Mélangeant le religieux et le profane, ces formes d'exorcismes collectifs, issues de religions anciennes, permettaient de partager à la fois sa force et sa faiblesse, et souvent en inversant les rôles des uns et des autres au sein même de la communauté vivante. Libération et chamboulement volontaire de l'ordre des choses, mais dans un temps et un espace convenus. Créer ensemble et pour un instant, le chaos, l'exultation pour revenir ensuite et communément à l'ordre des choses. De plus, ces fêtes s'inscrivaient dans un rythme particulier concordant avec le rythme de la nature et des saisons, manière concrète de se connecter à la terre. En cela, la fête du carnaval jouait un rôle important malheureusement disparue ou transformée en folklore local et commercial ; le sens profond est souvent oublié.

En Béarn, carnaval biarnés porte encore la trace de ces personnages anciens représentant le chaos et la déliquescence, l'ordre et la conquête, l'humour et la dérision, toujours manifestés et y incluant les faits divers récents des villages. Tradition mise au présent, rappelant la conquête de la vie sur la mort, la fin de l'hiver et l'ouverture au printemps, mais aussi cette traversée qui permet aux anciens de devenir ancêtres, de ceux qui pèsent sur la vie de leur descendance ils deviennent ceux qui nourrissent les vivants de tous leurs savoirs.

"Carnaval, c’est une bouffée d’air pur dans un monde où l’on suffoque, un monde de plus en plus aseptisé et violent. Carnaval, c’est l’antidote à tous les maux, le plaisir de se laisser porter par une histoire fantastique."[1]

Autre exemple :

"Avec l'arrivée de l'hiver les Kalash[2] fêtent le long et complexe rituel de Chaumos, relié au solstice d'hiver. Caractérisé par la présence constante de musique, de danses collectives frénétiques et orgiastiques, ainsi que des chants alternés entre groupe d'hommes et de femmes, le festival de Chaumos célèbre la rupture temporaire de toute règle et de tout tabou social. Le comportement licencieux ainsi que l'inversion des rôles sexuels et sociaux étant permis, cette fête célèbre le retour cyclique au chaos de l'âge primordial ; ce moment plein de potentiel et de ferments vitaux qui existait avant que le monde soit organisé selon des règles et des lois.

Tous ces éléments, rappelant de très près les fêtes romanes des Saturnales, les rituels dionysiaques de la Grèce antique ainsi que certains carnavals européens, offrent ce retour programmé à l'anarchie qui permet à la vie de se renouveler en profondeur et à la société de se régénérer jusque dans ses racines : quelque chose que notre société moderne, constamment plongée dans une frénésie incessante, n'est plus capable de voir ni de percevoir."[3]


J'assistais il y a quelque temps, à une conférence de Claude Alranq[4] sur les animaux totémiques languedociens. Il expliquait, documents anciens et photos à l'appui, les effets sociaux de tels moments festifs. Quand l'homme est seul face à ces questions existentielles, les angoisses et les questions restent coincées au fond de la gorge et du cœur et explosent à la moindre occasion souvent sous forme de violence, car ce n'est pas partagé ni porté par la communauté toute entière.


Dans cette même perspective, je me souviens de la fête de la St Charlemagne, lorsque j'étais au collège et lycée à la Maison des Ailes[5]. Elle était fêtée au moment de la St Jean, en plein air, devant tous les professeurs et salariés de l'institution. Chaque classe montait un spectacle ou un sketch pour mettre en dérision les travers des professeurs, de la direction ou critiquée l'éducation donnée et ce, sans aucune censure. Rien ne pouvait être retenu plus tard de ce moment particulier contre qui que ce soit ; instance où les élèves prenaient le pouvoir et la liberté de tout critiquer, mais avec humour et respect. Se créait alors une complicité chaleureuse entre tous les participants, même si parfois, les rires de certains étaient un peu crispés face à leur réalité dévoilée. La fête se terminait autour du feu de la St Jean, façon aussi de signifier la fin prochaine de l'année scolaire et la dispersion de chacun, chacune, jusqu'à l'année suivante. Rupture dans l'ordre des choses, mise en évidence de certaines réalités, face à face égalitaire à travers le jeu, sans hiérarchie ni autorité quelconque, l'expression libre qui remet chacun à sa juste place et qui aussi, scandait le temps.


La société moderne qui se veut logique et rationnelle considère ces rites déplacés et dignes des hommes sans cultures et bestiaux. La religion y voyait une sérieuse concurrence, ou même le pacte avec le diable. C'est ainsi que ces fêtes, carnaval et autres, ont été récupérées et détournées soit dans de nouveaux rites religieux (Noël est autant la venue du Christ que la fête du solstice d'hiver) soit dans du mercantilisme et publicité à touristes. Sans oublier la mise en avant du principe de précautions (ça peut être dangereux)[6], ou encore le sentimentalisme effréné comme cette guerre contre les corridas[7] et maintenant les courses camarguaises, qui donne bonne conscience à ce refoulement.

Manifestation et pouvoir d'une sorte d'intégrisme rationnel, religieux aux siècles derniers et maintenant moraliste, de plus en plus présent actuellement en France. Cette volonté dictatoriale de supprimer socialement tout ce qui est de l'ordre du subtil et du symbolique qui participe pourtant grandement à l'harmonie et à la stabilité d'une société ! L'homme n'est pas que matière ni cerveau. Il a besoin de plonger ses racines dans ce qui lui permet de vivre et de se tenir debout, la terre et la naissance, le ciel et l'univers avec l'infini et l'inexpliqué. La société, elle, a besoin de la reconnaissance profonde et concrète de ce bien humain commun partagé : la fragilité et la force de chacun et de tous, est aussi la fragilité et la force même de la vie.

Refuser de partager, de communier ensemble dans des fêtes rituelles met en péril la société elle-même, car il n'y a plus l'occasion d'exorcisme collectif, l'occasion de célébrer l'inextricabilité de la vi et de la mort qui est le fondement même de notre existence.


Même au niveau de la nation ! Le 14 juillet n'est plus la grande fête populaire où la joie étincelait sur les visages, les gens endimanchés, le bal sur la place, les buvettes pas loin, les enfants brandissant de petits drapeaux bleu-blanc-rouge, puis le feu d'artifice ponctué d'exclamations fortes ! … C'était réellement la fête qui durait une partie de la nuit. Maintenant, à part le défilé sur les Champs Elysées, que reste-t-il ? Dans ma commune, un feu d'artifice où chacun se rend en famille et rentre tranquillement chez soi, parfois avec des amis et c'est fini. La commémoration d'une victoire collective hautement symbolique, s'est transformée en une sortie banale et individuelle puis chacun devant sa télé. On va voir, on consomme le feu d'artifice offert par la commune. Comment ainsi soutenir, maintenir l'adhésion de tout un peuple à un destin commun ? Avons-nous tellement honte de cet épisode historique ? Si oui, nous pouvons créer d'autres événements adaptés à notre époque. Comment avons-nous désappris à ce point la joie d'être ensemble dans une histoire commune ?

Qu'avons-nous fait ? Qui sommes-nous devenus pour annihiler toute manifestation cathartique symbolique ? Sans doute est-ce lié à cette mutation progressive qui a détruit le peuple, au sens de collectif uni par une histoire commune, et l'a remplacé par ce groupe indifférencié que l'on nomme société où priment l'individu et l'uniformité, en quelque sorte des presque robots sans âme, sans épaisseur sensible commune. Alors, on peut comprendre les explosions qui se manifestent régulièrement et sous différentes formes, car c'est insoutenable ! La joie collective a disparu, ne se manifestent plus que les ressentiments, les frustrations et les colères.

Il serait temps de nous réinventer.

[1] Association organisatrice Carnaval Biarnés [2] D'origine indo-européenne, dernière communauté non musulmane de tout le Pakistan et située au pied des montagnes de l'Hindou Kouch. [3] Article de Martino Nicoletti, revue INREES N° 49, 2021 [4] Claude Alranq, auteur, conteur, acteur et metteur en scène. Les Animaux de la fête occitane, Les totems Sud de France, Ed. du Mont, Légend', Cazouls-lès-Béziers, avril 2008 [5] Ecole créée en 1942 en Seine et Marne, par l'Armée de l'Air avec le soutien de la Fondation de Suzanne Deutsch de la Meurthe. Elle était réservée aux orphelines de l'aviation civile et militaire. Elle fut fermée en 1995, les élèves rejoignant l'école de Grenoble existant jusqu'alors pour les garçons et devenant mixte de ce fait. Mon père y fut gestionnaire de 1954 à 1961. [6] Comme ces interdictions successives lors de la fête du 15 Août, à Breil sur Roya, où la farandole qui caracolait à travers les cultures en terrasses, est devenue un simple défilé tranquille sur la route et bientôt l'interdiction de ce rite initiatique pour les jeunes hommes : sauter dans le lac du haut du pont. [7] La corrida est l'expression d'un rite sacrificiel avec un sens profond mais dont l'issue n'est jamais connue à l'avance. Qui va gagner ? La partie sombre, la force brutale et bestiale de l'être ou l'intelligence, l'agilité et l'adresse de la partie lumineuse ?


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